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De Panama à Londres : agir contre la corruption légale et illégale au sommet anticorruption du Royaume-Uni

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Ceci est une traduction d'une adaptation de la Brookings Institution de l'article original du NRGI.

La fuite des informations du cabinet juridique Mossack Fonseca dans l’affaire des « Panama Papers » a fait et fera la une des journaux pendant des semaines à mesure que de nouveaux noms seront dévoilés. Le scandale a placé le Panama sur le devant de la scène et a donné un aperçu inédit du monde de l’argent caché et de l’évasion fiscale. Afin de mieux saisir le contexte général, il est important de faire la distinction entre la corruption légale, révélée par l’affaire des « Panama Papers » et la corruption illégale, exposée par le scandale Unaoil. Le moment est venu pour les gouvernements de prendre des mesures radicales contre l’une et l’autre.

Les États-Unis, le Royaume-Uni et plusieurs autres pays annonceront leurs engagements pour lutter contre la corruption lors du sommet anticorruption le 12 mai, dont le Premier ministre David Cameron affirme qu’il changera la donne. La question est de savoir si ces engagements se traduiront par des mesures concrètes à l’égard des types de corruption les plus coûteux qui prolifèrent actuellement à l’échelle mondiale.

Malheureusement, le monde est souvent friand de sommets, riches en communiqués, en appels à la coordination et à l’échange d’informations, ou qui entraînent une initiative inoffensive de plus : autant de prétextes à des articles et des photos qui servent les objectifs politiques précis de certains leaders politiques. Voyons s’il en sera différemment cette fois-ci.

Au-delà du Panama

Le cabinet juridique Mossack Fonseca et son pays, le Panama, ne sont que deux chaînons dans le vaste et complexe ensemble de « facilitateurs » de la corruption et de l’évasion fiscale à l’échelle mondiale.    

Pour ceux qui sont à la recherche de refuges discrets et de sociétés-écrans, la puissante nation des États-Unis (qui sans surprise n’apparaît pas beaucoup dans les Panama Papers) est une des destinations les plus attrayantes du monde : il faut moins de documents pour établir une société-écran dans le Delaware que pour obtenir un permis de conduire, par exemple. Comme on le voit dans l’illustration ci-dessous, c’est cette opacité, conjuguée à la taille du refuge qu’offrent les États-Unis, qui met le pays à la troisième place des juridictions les plus secrètes parmi la centaine évaluée par l’indice d’opacité financière (FSI). Le Panama est à la treizième place.

Illustration 1 : Indice d’opacité financière 2015 (Juridictions sélectionnées, d’après le réseau pour la justice fiscale)

Source : Indice d’opacité financière du Réseau pour la justice fiscale http://www.financialsecrecyindex.com/introduction/fsi-2015-results

Ce graphique présente les 40 juridictions les moins performantes ainsi que quatre juridictions choisies pour leurs meilleurs résultats (à droite des pointillés). L’indice présente un score de secret qualitatif basé sur une quinzaine d’indicateurs et une mesure quantitative de l’importance d’une juridiction dans les exportations de services financiers à l’échelle mondiale.

Le Royaume-Uni est un important facilitateur de corruption : il n’a engagé aucune action alors que ses juridictions et protectorats d’outre-mer servent de refuge aux richesses illicites, comme le démontrent clairement les documents panaméens. Les Iles Vierges britanniques, par exemple, constituent la localisation privilégiée pour des milliers de sociétés-écrans établies par Mossack Fonseca.

Au-delà des refuges fiscaux 

L’affaire des « Panama Papers » ne concerne qu’indirectement les aspects essentiels de la question de la corruption mondiale, qui ne sont liés ni au Panama ni à la fiscalité. Nous devons envisager les scandales suscités sous un angle plus large et reconnaître les immenses et complexes réseaux de la corruption, qui peu à peu lient les élites économiques et politiques mondiales.

La grande corruption

Les individus les plus puissants qui pratiquent la corruption à haut niveau ou « grande » corruption ne sont guère inquiétés par l’affaire du Panama. On trouve parmi ces individus des dirigeants kleptocrates ainsi que des oligarques qui exercent une influence majeure sur les affaires gouvernementales. Souvent, ces acteurs interagissent et s’associent, formant des réseaux public-privé très puissants qui font passer pour un jeu d’enfant la définition traditionnelle de la corruption comme étant une transaction illégale entre deux parties.

Dans ces réseaux élitistes, la corruption excède largement le comportement immoral du fraudeur type, puisqu’elle utilise l’abus de pouvoir pour accumuler puissance et biens, souvent par le pillage direct des ressources publiques, le démembrement d’actifs ou la corruption à grande échelle. Le scandale à plusieurs milliards de dollars qui touche le géant pétrolier Petrobas au Brésil illustre la complexité de ces réseaux d’entente, et la façon dont la grande corruption peut provoquer des dégâts politiques et économiques d’ampleur historique dans un pays.

Le secteur pétrolier offre de nombreuses illustrations de grande corruption. Peu de dirigeants de sociétés ont sans doute été aussi soulagés par l’affaire des « Panama Papers » que ceux d’Unaoil dont le propre scandale venait de faire surface. Unaoil est une société « facilitatrice » de droit monégasque qui a versé des pots-de-vin et influencé des responsables gouvernementaux dans différents pays pour le compte de compagnies multinationales se disputant de juteux contrats d’approvisionnement. Bien qu’éclipsé par l’affaire du Panama, le cas d’Unaoil est au moins aussi emblématique des enjeux inhérents à la lutte contre la corruption mondiale. Il illustre par exemple la pratique fortement enracinée des responsables gouvernementaux irakiens qui demandent des dessous de table en échange de l’attribution de contrats, ainsi que l’empressement des entreprises à leur verser.

Les élites corrompues, notamment celles qui sont impliquées dans le scandale Unaoil, utilisent souvent des structures telles que les sociétés-écrans et les paradis fiscaux (et les investissements immobiliers ou autres) pour dissimuler leur argent sale. Toutefois, si l’affaire des Panama Papers incite à davantage de vigilance sur les flux financiers illicites et entraîne la réforme de ces structures financières opaques, la grande corruption se poursuivra en de nombreux endroits.  Il est à noter que les retombées politiques se sont concentrées dans des pays relativement bien gouvernés, qui ont instauré des systèmes anticorruptions et de responsabilisation, comme en témoignent les démissions du Premier ministre islandais, du ministre de l’industrie espagnol et du dirigeant de la section chilienne de Transparency International.

En revanche, le président Vladimir Poutine a balayé d’un revers de la main les fuites d’information sur la Russie, les considérant comme une conspiration occidentale contre sa personne. En Chine, le débat et la diffusion de ces informations ont été étouffés par la censure des médias?; en Azerbaïdjan, la révélation des détails concernant les intérêts miniers de la famille du président Aliyev n’entamera guère sa mainmise sur le pouvoir. Il est à espérer que les réformes découlant de l’affaire du Panama dissuaderont les fraudeurs ainsi que les entreprises et les particuliers aux pratiques immorales de dissimuler leur argent sale. Toutefois, les dirigeants corrompus continueront à bénéficier de l’impunité.

Corruption légale et captation de l’État   

Les Panama Papers ont mis en lumière le type de corruption qui est peut-être le plus dévastateur et le plus difficile à contrecarrer : la corruption légale et la captation de l’État.  Partout dans le monde, de puissantes élites économiques et commerciales influencent indûment les lois et les politiques, en redessinant les règles du jeu pour leur propre bénéfice, un phénomène aussi connu sous le nom de « privatisation de la politique publique et des lois ». Une pratique qui génère des revenus exorbitants pour les élites, renforce leur pouvoir et exacerbe les disparités politiques et économiques d’un pays.

Les pays riches en ressources naturelles en fournissent de nombreux exemples. En Angola, en République démocratique du Congo, au Nigéria et au Venezuela, par exemple, les élites politiques ont utilisé des sociétés publiques exploitant les ressources naturelles pour servir leur népotisme, souvent - mais pas uniquement - par des moyens légaux.

Dans beaucoup de pays industrialisés, le système fiscal est en lui-même un exemple de captation de l’État. Il est dans l’intérêt des élites de conserver un réseau mondial de sociétés offshore et de paradis fiscaux secrets pour pouvoir dissimuler leur patrimoine - qu’il ait été acquis légitimement ou non. Les preuves d’évasion fiscale aux États-Unis sont révélatrices : selon Zucman, depuis les années 1950, le taux réel de l’impôt sur les sociétés a été réduit de 45 à 15 pour cent, alors que le taux nominal est seulement passé de 50 à 35 pour cent. Et les sociétés américaines font un usage optimal des paradis fiscaux à l’étranger : d’après un nouveau rapport d’Oxfam, les 50 plus grandes multinationales américaines ont rapporté en 2008 que 43 pour cent de leurs revenus réalisés à l’étranger provenaient de cinq paradis fiscaux, représentant seulement 4 pour cent des effectifs étrangers de ces sociétés. En outre, Bourguignon rappelle que les taux d’imposition fédéraux des Américains les plus riches ont diminué de 15 pour cent entre 1970 et 2004.

Le risque de corruption légale aux États-Unis est important, l’argent privé pouvant très facilement influencer les affaires publiques. Suite à l’arrêt Citizen United rendu par la Cour suprême en 2010 [qui permet la participation financière des entreprises aux campagnes politiques], les fonds privés issus de poches bien garnies régissent de plus en plus les campagnes électorales. Les moyens par lesquels l’argent privé influence les représentants publics pourraient encore se multiplier, si les formes de corruption traditionnellement considérées comme illégales devenaient légales. Selon une décision en instance de la Cour Suprême, il pourrait désormais être légal pour les responsables publics d’accepter les dons en nature des particuliers (ce qui pourrait annuler la condamnation d’un ancien gouverneur de l’État de Virginie accusé précisément de ce délit).

Quelles mesures prendre??     

Il n’y a pas de solutions directes aisées, d’autant plus que les décideurs tirent profit de ce statu quo.  Mais l’occasion de réformer et la pression publique sont là. Comme nous l’avons évoqué, la question de la lutte contre la corruption entraîne souvent des mesures symboliques et l’annonce par David Cameron d’une nouvelle agence mondiale anticorruption pourrait très bien tomber dans cette catégorie. Les pays comme les États-Unis et le Royaume-Uni devraient plutôt prendre des mesures concrètes pour réformer leurs propres pratiques et pousser leurs partenaires à faire de même, qu’il s’agisse des dépendances de la Couronne et des territoires britanniques d’outre-mer, de l’Union européenne et des membres du G20 ou des bénéficiaires d’une aide internationale.

D’abord, prendre la corruption légale et la captation de l’État au sérieux 

La transparence peut changer les règles du jeu, particulièrement si elle s’attaque aux réseaux d’influence par lesquels la politique se « privatise ». La divulgation des contributions financières aux campagnes électorales, des conflits d’intérêts, des avoirs détenus par les hommes politiques et les responsables publics (et de leurs avis d’impôts), des délibérations et votes parlementaires sont autant de moyens d’éviter les abus et de révéler les réseaux cachés qui sont à l’œuvre. La publication récente de la première salve de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est encourageante : son rapport « Le financement de la démocratie », s’attache à quelques études de cas précises. La suite logique serait d’habiliter l’organisation à développer des normes et mener des évaluations sur le financement politique de tous les pays de l’OCDE.

La transparence ne sera utile que si les citoyens peuvent mener un examen attentif de leurs gouvernements et dialoguer avec eux.  L’espace civique est en danger dans de nombreuses juridictions où les activistes et les journalistes sont la cible d’intimidations, de poursuites, voire pire. Garantir la liberté d’expression et de réunion devrait être l’affaire de tout acteur international concerné par la lutte contre la corruption ou la gouvernance économique. Par exemple, lors de l’examen des demandes de financement de gouvernements ayant un piètre bilan en matière de protection de la société civile - comme c’est le cas de l’Angola et de l’Azerbaïdjan - la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ainsi que les donateurs comme les États-Unis, devraient privilégier la responsabilisation citoyenne et des réformes de transparence plus ambitieuses.

En outre, la grande corruption ne faiblira pas en l’absence de poursuites ou d’autres sanctions efficaces contre ceux qui se laissent corrompre ou contre les facilitateurs et les intermédiaires de la corruption qu’ils soient avocats, comptables ou entremetteurs comme Unaoil. Bien sûr, les autorités chargées d’appliquer la loi doivent aussi rester vigilantes vis-à-vis des sociétés qui versent les pots-de-vin et à cet égard, les gouvernements - notamment les membres de l’OCDE instaurant, à des degrés divers, la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption - feraient bien d’imiter la mise en œuvre effective de la loi américaine sur la corruption dans les transactions à l’étranger (FCPA). Mais les individus corrompus et les facilitateurs n’ont pas été suffisamment surveillés et sanctionnés.

Ensuite, se débarrasser des zones d’ombre.

Les leçons tirées des événements récents, de la crise financière de 2008 à l’affaire des Panama Papers, indiquent que les principaux acteurs internationaux ne devraient pas permettre que de vastes pans de l’économie mondiale échappent à un examen attentif. Les États-Unis et le Royaume-Uni (et ses territoires d’outre-mer) devraient répondre aux appels à mettre fin à l’opacité et aux paradis fiscaux.  Quelques premières tentatives se font jour, telles que la décision du gouvernement américain demandant aux banques de révéler l’identité des individus se cachant derrière les sociétés-écrans. Des mesures plus ambitieuses seront toutefois nécessaires, y compris des dispositions législatives.

La transparence sur la propriété réelle doit devenir une procédure opérationnelle normale, avec des États qui suivent l’exemple du Royaume-Uni, des Pays-Bas et d’autres pays qui ont établi des registres publics et soutiennent le projet d’un registre mondial. Quant aux pays riches en ressources naturelles, un bon point de départ serait d’établir des registres spécifiques au secteur. Cette pratique est maintenant imposée par l’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives.

Au sein du secteur extractif, les gouvernements des pays d’accueil devraient soumettre les négociants de matières premières à des exigences de divulgation des paiements lorsqu’ils font affaire avec les gouvernements et les entreprises publiques. Les gouvernements de pays comme la Suisse, le Royaume-Uni et Singapour, qui abritent des acteurs du monde de l’entreprise, ont une lourde responsabilité, particulièrement dans le contexte actuel de faible prix des matières premières, où les négociants concluent de nouveaux contrats profitables avec des pays producteurs de ressources à court d’argent. Faire la lumière sur de telles zones d’ombre les rendra moins vulnérables aux abus.

Enfin, donner la priorité à la transparence et au contrôle lors de l’allocation de ressources publiques.

Lorsqu’un gouvernement attribue des ressources pour l’exploitation, il doit le faire de façon tout à fait transparente. L’initiative Open Contracting Partnership a fait de grandes avancées dans la définition d’une norme de référence pour de telles informations, notamment en matière d’orientation sur les questions de l’ouverture des données, des identificateurs des sociétés et de la propriété réelle.

Les recherches sur la corruption dans les secteurs pétrolier et minier menées par le Natural Resource Governance Institute montrent que de multiples allocations à forte valeur nécessitent un examen attentif et une divulgation du contrat. Elles comprennent l’attribution des permis d’exploration et de production, mais aussi des droits d’exportation, d’importation ou de transport, qui ont été associés à la corruption dans des pays comme l’Indonésie, la République du Congo et l’Ukraine. La plupart des affaires liées au secteur pétrolier et portées devant les tribunaux dans le cadre de la FPCA aux États-Unis ont surgi à l’occasion de l’attribution de marchés de service, un segment de l’industrie pétrolière qui concernait également les scandales Unaoil et Petrobras. La transparence devrait être le « paramètre par défaut » de toute transaction allouant des ressources publiques. Il est nécessaire d’exercer un contrôle supplémentaire des régimes de taux de change mis en œuvre et abusifs, qui génèrent des revenus pour quelques-uns et engendrent des disparités économiques majeures, comme c’est le cas actuellement au Nigeria, au Venezuela et en Égypte.

Pour espérer un impact réel, il faudra aussi s’attaquer frontalement au principe d’impunité, puisque la transparence et la liberté d’expression sont certes nécessaires, mais insuffisantes.  Et les Etats, y compris les États-Unis et le Royaume-Uni, devront adopter des réformes pour lutter contre la corruption légale et l’opacité sous toutes ses formes, que ce soit en s’attaquant à la mainmise de l’argent en politique ou aux « zones d’ombre » entourant les négociants pétroliers installés à Genève et Londres.

Un engagement ambitieux à lutter contre la corruption et l’impunité n’est pas seulement une nécessité actuelle, mais aussi une revendication de nos sociétés, comme l’ont montré les événements au Brésil et ailleurs. Ce pourrait être le moment décisif de faire de réelles avancées à l’échelle mondiale.

Alexandra Gillies est la directrice des programmes de gouvernance, Natural Resource Governance Institute. Daniel Kaufmann est le président et CEO du Natural Resource Governance Institute. 

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