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De Brazzaville à Miami : la corruption des sociétés pétrolières nationale et ses implications à l’échelle mondiale

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Le mois dernier, les autorités américaines ont procédé, à Miami, à la saisie d’un appartement avec vue panoramique sur la mer d’une valeur de 2,8 millions de dollars. Dans la plainte qu’elles ont déposée, elles ont présenté de nouvelles allégations de corruption à l’encontre du dernier propriétaire de l’appartement, Denis-Christel Sassou Nguesso, fils du Président de la République du Congo et député, qui a occupé des postes haut placés dans le secteur pétrolier du pays*. Ces allégations donnent un aperçu de la manière dont les puissantes élites politiques peuvent soustraire des fonds publics d’institutions du secteur pétrolier et du niveau d’implication d’une armada de facilitateurs étrangers.

(Dans cette publication, « Sassou Nguesso » désigne Denis-Christel Sassou Nguesso.)

Selon les procureurs fédéraux, de 2011 à 2014, Sassou Nguesso aurait « usé de son pouvoir sur le secteur pétrolier congolais pour détourner plusieurs millions de dollars de fonds publics de la Société Nationale des Pétroles du Congo (SNPC) et toucher des millions de dollars supplémentaires de pots-de-vin ». Les fonds prétendument volés ont ensuite été dissimulés par le biais de comptes de sociétés-écrans pour au final servir au paiement de voitures prestigieuses, de vols en jet privé, d’une facture d’hôtel d’un montant de 650 000 dollars à Los Angeles et de plusieurs propriétés de luxe, dont le penthouse de Miami. La majorité des cinq millions de citoyens de la République du Congo ne savent rien de ces produits luxueux. Le pays est le troisième plus gros producteur de pétrole d’Afrique subsaharienne et pourtant, les rentes pétrolières significatives versées au fil des ans n’ont pas débouché sur une croissance économique durable ni sur une réduction de la pauvreté.

Comme c’est le cas dans de nombreuses saisies de biens, les autorités ont lancé des poursuites contre le bien lui-même, en l’occurrence dans cette affaire, l’appartement en bord de mer. Denis-Christel Sassou Nguesso est considéré comme le propriétaire réel de l’appartement, mais pas comme un prévenu. Ni lui, ni ses associés n’ont été inculpés. Sassou Nguesso n’a formulé aucun commentaire sur la procédure en cours dans les médias En réponse aux questions de Global Witness, un représentant de la SNPC a déclaré que la société pétrolière nationale congolaise examinerait les allégations avant de donner des réponses plus détaillées.

Risques de corruption au sein des sociétés pétrolières nationales

En collaboration avec mes collègues du NRGI, j’ai examiné plusieurs dizaines d’affaires de corruption impliquant des sociétés pétrolières nationales dans divers pays, dont l’Angola, le Brésil, l’Irak, le Nigeria, la Russie et le Venezuela. Lors de ces recherches, nous avons découvert que la corruption des sociétés pétrolières nationales se présentait généralement sous l’une des trois formes principales suivantes : les représentants de la société pétrolière nationale sollicitent ou reçoivent des pots-de-vin ; la société pétrolière nationale aiguille les contrats rentables et les opportunités commerciales vers des sociétés bénéficiant de liens politiques ; ou les représentants détournent des fonds de la société pétrolière nationale.

Exceptionnellement, ces trois types d’allégations figurent dans la plainte concernant l’appartement de Miami. Les autorités américaines allèguent que Sassou Nguesso aurait « accepté des dessous de table d’une valeur de plus 1,5 million de dollars en échange de lucratifs contrats de permis pétroliers octroyés par la SNPC, entre 2014 et 2016 environ ». Ce ne sont pas les premières allégations de corruption impliquant la SNPC et ses représentants. En 2018, une procédure judiciaire en Suisse a révélé qu’un employé de Gunvor, une grande société de négoce de pétrole, a versé des pots-de-vin à des représentants de la SNPC et à d’autres personnalités éminentes au Congo.

Toujours d’après la plainte de Miami, Sassou Nguesso aurait également orienté des transactions juteuses vers ses propres sociétés, grâce à « sa position au sein de la SNPC, pour assurer que les sociétés dans lesquelles il détenait des intérêts bénéficient du statut de "partenaire local" dans le cadre de projets pétroliers lucratifs ».

Enfin, les autorités américaines pensent que Sassou Nguesso, le « gardien des richesses pétrolières du Congo », a détourné plusieurs millions de dollars provenant des comptes de la SNPC. La plainte évoque plusieurs courriels dans lesquels le fils du président congolais demandait au directeur général de la filiale congolaise d’une banque gabonaise de transférer de l’argent depuis les comptes de la SNPC directement sur les comptes de ses propres sociétés-écrans.

Acteurs étrangers proches

Les fonds qui ont servi à l’achat de l’appartement de Miami et d’autres produits de luxe ont transité par les comptes bancaires de plusieurs sociétés-écrans, ainsi que par des comptes ouverts par Sassou Nguesso lui-même et l’un de ses associés proches à la Bank of America et d’autres institutions. Ainsi, Dans son analyse de la plainte de Miami, Global Witness appelle à la conduite d’une enquête approfondie sur toutes les parties impliquées, y compris les personnes physiques et morales ayant facilité les transactions, et insiste sur l’urgence d’établir des registres publics d’informations sur la propriété réelle des entreprises et des exigences plus strictes imposant une réelle connaissance par les banquiers, les avocats et les agents immobiliers de leurs clients et de la source de leurs financements. Plusieurs enquêtes sur la famille de Sassou Nguesso justifient ces demandes : Global Witness a révélé, de même que les autorités françaises l’existence d’autres propriétés à l’étranger en lien avec la famille (dont une dans un immeuble possédé par Donald Trump).

Outre les facilitateurs qui ont aidé l’argent à circuler, d’autres acteurs étrangers opéraient à proximité également. La SNPC s’appuie largement sur des sociétés pétrolières internationales et des négociants mondiaux en matières premières pour extraire et commercialiser le pétrole du Congo. Bien qu’elle ait été impliquée dans une série de controverses, la liste de ses partenaires actuels ou récents comprend toujours un grand nombre des principales sociétés qui se sont engagées à lutter contre la corruption et à respecter des normes d’intégrité. Il s’agit notamment des grands groupes pétroliers Chevron, Eni et Total, et des sociétés de négoce de matières premières Glencore et Trafigura. Si ces partenariats ne signifient pas que ces sociétés ont commis des actes illicites, ils indiquent bel et bien une tolérance élevée au risque. (Lorsque Global Witness leur a posé des questions au sujet des récentes allégations à l’encontre de la SNPC, Eni et Total ont réitéré ne pas avoir commis d’actes de corruption au Congo.)

Toutefois, selon la plainte de Miami, au moins une des sociétés partenaires de la SNPC aurait versé des pots-de-vin pour obtenir une concession pétrolière. Une ou plusieurs sociétés ont également fait affaire avec une société congolaise dont Sassou Nguesso fait partie des bénéficiaires réels. Il est évident qu’il s’agit là de comportements problématiques et potentiellement criminels sur lesquels les autorités de lutte contre la corruption dans les juridictions compétentes doivent enquêter.

Une question plus nuancée, et plus compliquée à résoudre, est la manière dont les partenaires industriels de la SNPC pourraient avoir facilité la corruption, ne serait-ce que simplement en fermant les yeux ou en regardant ailleurs. Après tout, sans les partenaires étrangers de la SNPC, les représentants de la société pétrolière nationale n’auraient pas de fonds pétroliers à détourner. Ces sociétés sont des acteurs essentiels dans l’ensemble de cette affaire – même celles qui n’ont commis aucun acte répréhensible tel que le versement de pots-de-vin.

Dans le cadre d’un nouveau projet de NRGI, nous examinons la réponse que les sociétés privées pourraient avoir face à un partenaire potentiel se trouvant être une société pétrolière nationale qui présente de hauts risques de corruption. Dans certains cas, si la société pétrolière nationale est trop profondément impliquée dans la kleptocratie d’un pays, il vaudrait probablement mieux pour les sociétés privées qu’elles renoncent et s’en aillent. Mais si les sociétés privées décident de rester et de faire affaire avec la société pétrolière nationale, quelles mesures peuvent-elles prendre pour prévenir et éviter de faciliter la corruption ?

Au cours des prochains mois, nous chercherons à développer des idées pour définir plus précisément de telles mesures, à les discuter avec un éventail de représentants de sociétés et des experts, puis nous diffuserons les résultats de nos recherches à grande échelle. Les idées à l’étude comprennent : adapter les systèmes de diligence aux réalités politiques uniques des sociétés pétrolières nationales ; publier rapidement les paiements versés aux sociétés nationales pétrolières ; éviter certains types d’intermédiaires et de sous-traitants à haut risque ; améliorer les dispositions de lutte contre la corruption dans les contrats de joint-venture ; adopter des définitions plus rigoureuses des personnes politiquement exposées lors de l’approbation de sous-traitant ; et soutenir la redevabilité envers le public.

Les orientations qui en découleront ne donneront pas des réponses parfaites et ne permettront pas non plus de résoudre plusieurs décennies de corruption comme par magie. Mais en discutant ouvertement des risques réels de corruption qui entourent de nombreuses sociétés pétrolières nationales et en fournissant des conseils pratiques pour savoir comment y faire face, nous espérons que ce projet permettra de réduire la facilitation volontaire ou involontaire de ces pratiques de corruption par les acteurs du secteur privé.

À l’instar de la plupart des producteurs de pétrole, la République du Congo est confrontée à une crise économique. Les revenus pétroliers déclinent rapidement et la dette publique suscite d’importantes préoccupations. Les investissements dans le secteur pétrolier sont menacés, tandis que les sociétés pétrolières se serrent la ceinture et réduisent leurs portefeuilles face à la chute de la demande. Bien que des « risques au nivellement par le bas » soient possibles, les pays producteurs pourraient également se sentir encouragés à améliorer leur cadre de gouvernance afin d’attirer des investissements étrangers et de sécuriser une aide d’urgence de la part d’acteurs tels que le Fonds monétaire international (FMI). Ensemble, ces facteurs pourraient éventuellement remettre en cause l’environnement dans lequel la corruption à grande échelle fleurit. Dans ce contexte changeant, , même quand leur propre responsabilité judiciaire n’est pas en jeu.

* La plainte a été déposée le 12 juin 2020 auprès du tribunal du district du sud de la Floride par les avocats du ministère américain de la Justice. Il s’agit d'une plainte civile de confiscation de la propriété sise 900 Biscayne Boulevard, unit #6107, Miami, Floride. Le document est accessible sur le site Internet des dossiers des tribunaux américains Pacer.

Alexandra Gillies est conseillère au sein du Natural Resource Governance Institute et l’auteure de Crude Intentions: How Oil Corruption Contaminates the World.

Image de Miami de l’utilisatrice de Flickr Valerie (sous licence Creative Commons Paternité-Pas d’utilisation commerciale-Pas de modification 2.0 Générique (CC BY-NC-ND 2.0)).

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